Rêvant de révolutionner l’urbanisme, l’Isokon accueille dans leur fuite les réfugiés du Bauhaus. Crème du design avant-gardiste européen et co-living dans le Londres de George V.

Meuble fétiche d’Agatha Christie, la plus célèbre des locataires des Lawn Road Flats, l’avant-gardiste chaise longue Isokon de Marcel Breuer n’a rien perdu de son charme, près de 90 ans après sa création. | Photo publicitaire de Philip Harben, chef du restaurant de l’Isokon / Pritchard Papers / University of East Anglia / IGT.
Les fondateurs de l’Isokon, en imaginant un mode de vie alternatif aux problèmes nés des contraintes de la vie citadine moderne, n’auraient pu imaginer le destin hors normes que leur projet allait connaître. Quand ils fondent Wells Coates & Partners en 1929, les deux trentenaires partagent les mêmes idéaux. Les milieux de Jack Pritchard (1899-1992) et de Wells Wintemute Coates (1895-1958) diffèrent, tout autant que leurs parcours, mais l’obsession commune des deux hommes pour l’amélioration des conditions de vie en ville les rapproche à l’époque. La planification sociale sera le salut de la Grande-Bretagne (qui compte en 1931 deux millions de chômeurs et un système de protection sociale fragmenté), ils en sont persuadés. Et entendent montrer la marche à suivre.
Trajectoires serpentines
Pritchard est né dans le quartier londonien de Hampstead, dont son père fut élu maire. Éduqué à Cambridge, le designer et entrepreneur rejette cependant les conventions et partage avec son épouse Molly, brillante psychiatre, un mode de vie progressiste et libertaire. Le couple d’intellectuels pratique nudisme et amour libre. Jack aura deux fils avec Molly, tout en élevant une fille avec leur amie commune Beatrix Tudor-Hart, pionnière de l’éducation formée à la pédagogie par la méthode Montessori. Molly entretiendra une tumultueuse liaison avec Wells Coates.
Elle n’est pas la seule à succomber à l’architecte canadien, dont l’originalité fascine. En plus d’être doté d’un physique de jeune premier hollywoodien, Wells Coates mène la vie d’un personnage de roman. Il est né à Tokyo en 1895, d’un père professeur de théologie et d’une mère missionnaire méthodiste. Cette dernière fut l’une des premières femmes à se former à l’architecture en Amérique du Nord, auprès du maître de l’architecture moderne et fonctionnaliste Louis Sullivan (considéré comme l’inventeur des gratte-ciels).
Sarah Coates, qui construisait des écoles missionnaires au Japon, a transmis à son fils le goût de bâtir. Mais il ne l’étudiera pas: «J’avais une gouvernante française, un professeur de peinture japonais, un autre qui m’apprenait les proportions», explique-t-il en 1957 à des étudiants au cours d’une conférence au Canada. Il parle couramment le japonais. Ses tuteurs lui apprennent aussi les rudiments de l’impression, du tissage, de la construction de bateaux, de la cuisine: une approche holistique du design et de l’architecture qui fera ses preuves.
En 1912, Wells part étudier l’ingénierie à Vancouver. Ses études sont interrompues par la guerre; il sera pilote pour la Royal Air Force britannique. Un doctorat en ingénierie l’amène à Londres en 1924. Coates n’aime rien tant que les bifurcations hasardeuses: il devient journaliste pour le Daily Express. Et le destin va bientôt se mêler de sa vocation, l’envoyant couvrir en 1925 la fameuse Exposition internationale des Arts Décoratifs à Paris (qui donnera son nom au mouvement «Art déco»). Il y éprouve un choc en découvrant le concept de «Maison minium» du Corbusier.
En 1928, désormais architecte, il rencontre Jack Pritchard et fonde avec lui le think tank MARS (Modern Architectural Research group; l’acronyme affiche clairement leur désir de se différencier). Ils l’envisagent comme le pendant britannique des Congrès internationaux d’Architecture moderne tenus sous l’égide du Corbusier et conclus par la Charte d’Athènes, manifeste d’urbanisme fonctionnaliste qui ambitionne en 1933 de changer le monde en réorganisant la ville. Une autre influence va venir détrôner l’architecte franco-suisse dans le panthéon de Coates et de Pritchard: celle, plus pérenne, du Bauhaus.

Un loyer modéré, nombre de services inclus et la promesse d’une vie sociale intense: la formule imaginée par les Pritchard et Coates en 1934 est alors inédite en Grande-Bretagne. | Pritchard Papers / University of East Anglia / IGT.
L’épisode méconnu du Bauhaus
Un siècle après sa création, le Bauhaus continue d’exercer sa puissante influence, symbole d’une révolution artistique, architecturale et sociétale à la fois. Le centenaire célébré en 2019 a été le prétexte à de nombreuses expositions dans le monde entier. On pense tout connaître du mouvement et de la mythique école d’art et de design, pourtant l’histoire fait parfois l’impasse sur le bref épisode britannique de ses membres, intervenu avant leur installation aux États-Unis où des décennies de production et d’enseignement ont cimenté leur héritage.
Terence Conran, fondateur des magasins Habitat, a lui-même souligné dans un entretien à Slate l’influence que les interventions de Walter Gropius ou Marcel Breuer en Grande-Bretagne ont eu sur sa vision du design comme sur son approche commerciale: «Ils ont forgé ma croyance en l’importance de rendre le design accessible à tous. Je sentais qu’il était possible de révolutionner le marché, de créer une alternative à ces boutiques qui ne faisaient que vendre des meubles. Et c’est ainsi qu’a commencé l’aventure Habitat, en partie nourrie de frustration, mais aussi de cette conviction qu’il était possible de proposer au plus grand nombre une nette amélioration de leur style de vie.»
Si leur arrivée est passée presque inaperçue, c’est en partie parce que la presse anglaise ne leur a pas consacré beaucoup d’attention avant 1934. C’est la France –à tort– qui est alors considérée comme étant à l’avant-garde en matière de design et d’architecture; on pourrait compter sur les doigts d’une main les articles consacrés au Bauhaus publiés au Royaume-Uni depuis la création de l’école en 1919.
«Ils ont forgé ma croyance en l’importance de rendre le design accessible à tous.»
Terence Conran, fondateur des magasins Habitat
En 1931, Coates, Pritchard et les architectes Maxwell Fry et Serge Chermayeff partent visiter en Allemagne la cité de Weissenhof à Stuttgart, exemplaire lotissement de maisons pour ouvriers imaginées par Mies van der Rohe, Le Corbusier et Gropius en 1927, dans le cadre d’une exposition qui fit date. Ils passent également par Berlin et par Dessau, où l’école du Bauhaus a déménagé. Pritchard travaille pour Venesta, fabricant leader de la production de bois contreplaqué, qui lui demande de trouver de nouveaux champs d’application. Gropius, directeur du Bauhaus, a dû démissionner et le bâtiment est plus ou moins déserté, inaccessible. Mais le voyage exploratoire portera ses fruits: «Nous avons pu, au moins, faire le tour du Bauhaus.» Dans ses mémoires, Pritchard évoque le «très puissant impact» que la découverte du bâtiment a sur lui.

Les pièces originales dessinées par Marcel Breuer au cours de sa collaboration avec Isokon Limited sont très recherchées: chaises «Stackable» et chaise longue «Isokon», 1935-1936. Au mur, des œuvres du Corbusier. | Bruun Rasmussen Auctioneers via MyNewsDesk
Mieux que Le Corbusier
La même année, Wells Coates & Partners est devenu «Isokon Ltd.». Molly et Wells se disputent la paternité du nom, inspiré des dessins isométriques en vogue; le «k» s’invite dans l’orthographe, en clin d’œil au Constructivisme russe. La mission d’Isokon est de développer des habitations et du mobilier moderniste, fortement empreints de minimalisme japonais (mobilier intégré, encombrement minimum) et inspirés des «machines à habiter» du Corbusier.
Le magazine Horizon lui décerne le deuxième prix du concours du «bâtiment le plus laid», en 1946.
Bien plus tard, un critique architectural déclarera que les Lawn Road Flats de Coates et de Pritchard avaient sans doute mieux illustré le concept que les réalisations du Corbusier lui-même. Mais l’immeuble avant-gardiste, avec ses façades sans ornements et son utilisation du ciment armé, met longtemps à convaincre les foules: le magazine Horizon lui décerne même le deuxième prix de son concours du «bâtiment le plus laid» en 1946.
Qu’importe, puisqu’il réussit pleinement son pari d’attirer une communauté de locataires progressistes, «d’intellectuels de gauche» en quête d’une vie sociale intense et débarrassés des contingences du quotidien, selon le souhait de Molly Pritchard. Certains seront promptement repérés par les Services de renseignements britanniques, à juste titre: l’Isokon, on l’apprendra bien plus tard, deviendra en effet le repère d’espions et de recruteurs à la solde de la Russie.
Les loyers des Lawn Road Flats ne dépassent pas 170 livres sterling par an (les locataires membres de la middle class éduquée gagnaient un salaire annuel d’environ 500 livres). Les habitants de ces appartements (une trentaine de studios et modestes deux-pièces, et un toit-terrasse attenant à l’appartement des Pritchard) profitent des services de ménage et de cuisine, tandis que le restaurant commun accueille leurs conversations passionnées autour des notions d’économie planifiée, de protection sociale et de «conservatisme éclairé».
À cette expérience de co-living avant l’heure ne manquaient que quelques noms célèbres, qui ne tardent pas à arriver. Quelques mois après l’inauguration de l’immeuble, Walter Gropius et son épouse sont accueillis à la gare de Victoria par Jack Pritchard et Maxwell Fry. Le Bauhaus, considéré comme un nid de communistes, a fermé ses portes l’année précédente. Les Gropius sont parvenus à fuir l’Allemagne nazie en prétextant une conférence en Italie. Ils n’ont qu’une valise et quelques sous en poche. Pritchard et Fry ont arrangé leur venue, leur prêtant un appartement au sein de l’Isokon et plaidant la cause de Gropius auprès du ministère du Travail. Le chapitre londonien du Bauhaus s’ouvre dans une ambiance incertaine.
Quand le Bauhaus dépoussiérait Londres
C’est un Gropius déraciné et bouleversé qui débarque à Londres. Son modeste niveau d’anglais s’améliore rapidement grâce aux Pritchard, qui n’ont de cesse de présenter au couple amis et connaissances. Gropius se lie d’amitié avec un de ses voisins des Lawn Road Flats, le sculpteur Henry Moore. Il collabore avec Pritchard sur trois ambitieux projets immobiliers d’Isokon en Grande-Bretagne (qui ne verront pas le jour), des commandes privées, et une école avec Maxwell Fry.
Peu à peu, la barrière de la langue s’effrite et il publie articles, livres, donne des conférences. En l’espace de trois ans, son cercle d’influence a grandi et il se sent suffisamment chez lui pour demander l’asile permanent. Mais une invitation d’Harvard à diriger le département d’architecture de sa Graduate School of Design modifie ses plans. En Grande-Bretagne, un sentiment antigermanique subsiste depuis la guerre et la vision radicalement moderniste de Gropius reste généralement considérée comme trop froide par les Britanniques. Avant de refermer son chapitre londonien, il a cependant attiré dans son sillon d’autres éminents membres du Bauhaus: le légendaire designer hongrois Marcel Breuer (1902-1983) a rejoint Isokon –l’entreprise, comme l’immeuble– en 1935, ainsi que l’artiste László Moholy-Nagy (1895-1946).
Moholy-Nagy est un peintre, sculpteur, photographe, designer et réalisateur dont la réputation n’est plus à faire. Il est fasciné par la technologie, «l’esprit de [notre] siècle». Il estime, évoque David Burke dans son livre The Lawn Road Flats, que les machines ont «remplacé la spiritualité transcendantale du passé. […] Il n’y a ni tradition en technologie, ni conscience de classe.» Les propositions en «art commercial» affluent: il imagine de nombreuses publicités, aussi bien pour une compagnie aérienne que pour le métro londonien ou la société Isokon.
Certaines pièces deviennent de véritables légendes de l’histoire du design.
Enhardi par la présence du visionnaire trio d’hommes du Bauhaus, Jack Pritchard est bien décidé à profiter de leur génie créatif pour développer de nouvelles pièces de mobilier en contreplaqué. Certaines, trop avant-gardistes comme cette chaise en contreplaqué courbé dessinée par Gropius, ne dépassent pas le stade de prototype, faute de moyens technologiques suffisants pour une fabrication en série. D’autres deviennent de véritables légendes de l’histoire du design, encore plébiscitées et éditées à ce jour.

L’Isokon Gallery Trust a ouvert ses portes en 2014 à Londres dans l’ancien garage des Lawn Road Flats. Magnus Englund y a rassemblé archives et prototypes illustrant l’étrange et insolite parcours de l’aventure Isokon. | Isokon Gallery Trust
Marcel Breuer est l’inventeur de la première assise en métal tubulaire, et Jack Pritchard l’exhorte à imaginer une version en placage de bois. De leur collaboration vont naître plusieurs pièces de mobilier encore éditées ou dont les exemplaires originaux s’arrachent aux enchères, comme les petites tables gigognes dessinées en 1936 ou l’incontournable chaise longue Isokon. Pour cette dernière, produite à la même époque, elle aussi en bois de bouleau courbé lamellé et collé, il applique le principe d’Archimède et distribue le poids du corps pour atteindre un confort optimal. Souvent imitée, la chaise longue avant-gardiste devint même l’objet fétiche de la plus célèbre habitante de l’Isokon, sinon sa plus conservatrice: Agatha Christie.
Avant de s’envoler pour les États-Unis, le trio participa également à améliorer l’aménagement des appartements, comme en témoignent les archives conservées à la Bauhaus Dessau Foundation ou à l’Isokon Gallery Trust, installée dans l’ancien garage des Lawn Road Flats. Magnus Englund, fondateur de la marque de mobilier contemporain Skandium, s’est associé à l’architecte John Allan, responsable de la rénovation de l’Isokon dans les années 2000.
L’Isokon Gallery, accessible au public quelques mois par an, a été inaugurée le 9 juillet 2014, soit quatre-vingts ans jour pour jour après les Lawn Road Flats, en présence des familles de Wells Coates et des Pritchard. Une plaque commémorative accueille les visiteurs. Elle rappelle que les pionniers du design moderne Moholy-Nagy, Breuer et Gropius ont vécu dans cet immeuble du quartier d’Hampstead. Quelques courtes années, mais suffisamment longtemps pour laisser une empreinte durable.